De l'illégalité de protéger les loyers
Le temps des réjouissances est à nos portes. Alors que nos bédaines se préparent à accueillir une folklorisante ration de gastronomie canayenne, de l’autre côté du temps des fêtes nous attend un autre inexorable rendez-vous au calendrier : la période des renouvellements de baux.
Si vous êtes locataire et n’en êtes pas à votre premier tour de roue, vous avez l’habitude du processus : entre janvier et mars, votre propriétaire ou l’entité qui tient lieu de propriétaire vous achemine un avis de hausse (ou de non-hausse, si vous avez de la chance) de votre loyer. Vous avez ensuite un certain temps de réaction pour signifier si vous souhaitez mettre fin à l’entente de location, ou continuer l’entente de location mais sans accepter la hausse de loyer proposée. Si vous restez silencieux, on présume que vous acceptez les nouvelles conditions. Ces mécanismes vous permettent de vous assurer que la hausse proposée ne dépasse pas les normes en vigueur et forcent les propriétaires à ne pas ambitionner.
Quand le locataire s’en va, c’est plus facile pour un propriétaire d’en passer une petite vite. J’ai déjà visité un chic 2½ humide dans un sous-sol dont le prix ne cessait de monter au fur et à mesure de la conversation avec l’agent de location. Il n’est pas techniquement permis pour un propriétaire de faire exploser le prix d’un loyer entre deux locataires, mais comme les prix des baux ne sont pas publics ni même enregistrés, bien malin celui qui empêchera les gourmands de se gâter dans le sac de bonbons. Afin d’aider les futurs locataires à obtenir une entente de location à un prix raisonnable et ralentir l’enflure démesurée des prix des logements, nous avions accès à trois outils : afficher publiquement le prix payé sur son bail dans un registre des loyers, communiquer subtilement le prix payé aux futurs locataires qui viennent visiter, notamment en laissant son bail à la vue ou encore opter pour le transfert du bail de gré à gré d’un locataire à l’autre en lieu et place d’un non-renouvellement, évitant l’étape où le propriétaire peut gonfler la facture entre deux locataires.
Cette dernière pratique, qui était en hausse de popularité dans un contexte où la hausse des coûts de logement plonge de plus en plus de ménages dans la misère (quand ça n’est pas carrément à la rue) vient d’être invalidée par l’article 7 du projet de loi 31, actuellement en étude détaillée à l’Assemblée nationale du Québec. Quand le PL31 deviendra une loi, il sera possible pour un propriétaire de refuser un transfert de bail à moins que celui-ci soit pour un « motif sérieux ». Et fort à parier que d’empêcher un consortium immobilier de se graisser la patte ne sera pas considéré comme un motif sérieux par le Tribunal administratif du logement.
Si on peut deviner que cette réforme-là était depuis longtemps réclamée par la CORPIQ, le lobby le moins susceptibles de connaître la définition du mot « vergogne », il n’y a aucune surprise à voir cette injustice législative apparaître sous la direction de la ministre France-Élaine Duranceau, désormais connue comme étant la ministre de l’Habitation qui prétend s’opposer au phénomène des rénovictions mais ayant elle-même pratiqué l’art ancestral du flip immobilier en 2019, et qui vient tout juste d’être blâmée par la commissaire à l’éthique, Ariane Mignolet, pour avoir favorisé une amie et partenaire d’affaires dans le cadre de fonctions publiques dont elle était titulaire. C’est donc cette personne qui se rend en ce moment responsable de retirer aux moins nantis de la société un des derniers outils qu’il lui reste en main pour se protéger du spectre de la pauvreté.
Pour justifier sa décision, la ministre joue d’un violon aussi triste qu’usé : ce serait le seul moyen de protéger les petits propriétaires accablés par la hausse des taux d’intérêts et du coût des matériaux, ces héros du peuple qui, par leur noble sacrifice, permettent à la plèbe de survivre aux soirs d’hivers et d’avoir un endroit où accrocher leurs chapeaux.
Sauf que cette larmoyante aubade n’est que de la poudre aux yeux. Les « petits propriétaires », ceux et celles qui occupent parfois leurs logements, ou possèdent quelques immeubles tout au plus, sont rarement ceux qui s’engraissent à qui mieux mieux sur le dos des locataires. Les vrais responsables, vous les connaissez. Des corporations immobilières, chacune bien implantée dans son quartier de prédilection, se partageant le territoire comme on se partage une pizza, qui possèdent d’impressionnants parcs immobiliers. Dans mon ancienne vie, j’ai entendu des tas de témoignages de locataires abusés : des agents de locations qui agitaient des formulaires bidon de la CORPIQ devant des personnes âgées mal informées en leur disant qu’iels devraient quitter à la fin du bail, des évictions pour des motifs faux ou illégitimes, des tentatives de hausse de loyer déraisonnables, des services facturés sans avoir été demandés, et j’en passe. Abonnez-vous aux comptes de médias sociaux de vos groupes logement locaux et vous en verrez vous aussi des vertes et des pas mûres.
Ce sont ces grands groupes de propriétaires qui sont les principaux intéressés dans l’interdiction des transferts de baux. C’est entre leurs mains qu’un 3½ libéré à 950$/mois se reloue à 1150$/mois l’année suivante, après deux ou trois retouches de plâtre et un coup de peinture fraiche. Ce sont eux qui rachètent les immeubles des petits propriétaires qui veulent « sortir de la game » et qui se retrouvent à rénovincer des aînés qui vivent dans leur logement depuis des décennies, les forçant à quitter le quartier qu’ils habitent depuis toujours et à s’éloigner des services dont ils dépendent. Leurs pratiques commerciales quasi-légales, brutales et déshumanisantes ciblent les plus vulnérables, moins en mesure de faire valoir leurs droits et moins au fait de leurs recours, tout ça dans l’objectif d’augmenter les marges de profit, comme si le seul gain en capital de leurs immeubles n’était pas déjà une contrepartie suffisante pour leur apport social qui se résume, essentiellement, à posséder du capital et laisser leurs employés le gérer.
Qu’on s’obstine à entretenir le système presque féodal où le petit peuple se met sous la protection diligente d’un seigneur (en langue anglosaxonne on ne passe même pas par quatre chemins, le propriétaire est appelé landlord, littéralement « seigneur terrien ») est étonnant; qu’une ministre issue du monde des spéculateurs immobiliers leur donne plus de griffes à planter dans la chair de leurs locataires asservis dépasse la limite de l’indécent.
Mais si nous ne sommes pas contents, nous n’avons qu’à investir en immobilier, comme a laissé tomber la ministre en juin dernier!
Avec une tranche de brioche, j’imagine.
Bonne chance aux locataires. Si vous faites face à une situation problématique dans vos relations avec votre propriétaire, n’hésitez pas à faire appel aux services de votre groupe logement local.